Les élections communales du 13 octobre approchent à grand pas. A cette date, notre gouvernement fédéral ne sera pas encore formé. En confortant ou en infirmant les tendances de vote des législatives, les élections d’octobre auront une influence rétroactive sur leurs conséquences.
En mai dernier, Bernard Locoge, professeur de religion protestante et membre de la paroisse de Bruxelles-Musée, posait dans l’article suivant des questions qui gardent toute leur fraîcheur en ce début d’automne.
La déclaration de Barmen comme en miroir
Au moment où j’écris ces lignes, à la mi-mai, je ne peux pas ne pas penser à cette échéance qui brille devant nous de tous les feux de nos écrans – et de la presse entière : les élections du mois de juin !
Au moment où vous, vous lirez ces lignes, amis lecteurs, amies lectrices, vous aurez déjà accompli votre devoir de citoyen (hormis les élections communales) et vous en connaissez les résultats – que moi, je ne peux qu’essayer d’extrapoler à partir des sondages qui ne me laissent guère d’illusion quant à la montée des extrêmes en Belgique – et en Europe.
Quelle sera la réaction de l’Église ? De notre Église ? Et que ferons-nous nous-mêmes, membres de cette Église ?
Telle est la question.
Vous verrez qu’elle s’est posée en Allemagne, en 1933, et que l’église protestante allemande y a répondu très différemment.
Restera-t-elle indifférente, notre Église, resterons-nous indifférents, comme quelque chose d’inéluctable, inscrit dans un destin contre lequel on ne peut que courber la tête et baisser les bras, et par notre inertie deviendrons-nous complices, ou au contraire, défendrons-nous les valeurs fondamentales tant de notre fragile démocratie (dignité, égalité, liberté) que de l’Évangile de Jésus-Christ dont elle s’inspire : « Tu aimeras ton Dieu (le refus de toute idolâtrie) ; tu aimeras ton prochain (le respect de la personne de l’autre), résumé de la Loi, inscrit lors de chaque culte devant nos yeux (avec – et oui – une petite faute d’orthographe !) ? Comme l’annonce ce matin un grand quotidien de la presse écrite, « la démocratie est une espèce en danger ».
En résonance, en ce mois de mai 2024, je pense tout spécialement à un anniversaire, celui de la déclaration de l’Église confessante d’Allemagne, réunie dans un synode, le 30 mai 1934 – qui passera dans l’histoire sous le nom de « Déclaration de Barmen », face à l’allégeance des Chrétiens allemands (majoritaires !) au régime national-socialiste du chancelier Adolph Hitler. Qu’on en juge plutôt. Voici quelques-unes des propositions de ces Chrétiens allemands glanées dans leurs directives du 6 juin 1932 :
« Nous voyons dans la race, la conscience du peuple et la nation des règles de vie qui nous ont été données et confiées par Dieu…
« Nous devons pour cette raison nous opposer au mélange des races…
Et cette dernière déclaration assez glaçante :
« Nous avons conscience du devoir et de l’amour chrétiens à l’égard des impuissants, mais nous exigeons aussi que le peuple soit protégé des personnes improductives et inférieures ».
« Nous protéger des personnes improductives et inférieures », des paroles historiquement datées, dépassées, que plus personne, jamais, n’osera reprendre ? « Plus jamais ça » ? Pourtant, ces indésirables, ils sont bel et bien toujours présents au centre des déclarations de certains politiciens en 2024. Tous les partis d’extrême droite européens près de nous, Le RN en France, l’AfD en Allemagne, le PVV (parti de la Liberté !) de Geert Wilders aux Pays-Bas, le Vlaams Belang en Flandre, connaissent une flambée de popularité en pointant les dangers de l’immigration qui s’alimentent dans certains fantasmes et contre-vérités, avec ce même discours : Ces étrangers, ils prennent nos logements, nos emplois, ils coûtent trop cher à la sécurité sociale, ils font trop d’enfants, ils ont une autre religion, ils ne respectent pas nos valeurs, ils nous envahissent. Et à leur suite, beaucoup d’autres partis, réputés modérés, embouchent les mêmes trompettes.
Bien sûr, ces immigrés indésirables (sans lesquels pourtant notre économie ne pourrait subsister), si nous ne les exterminons pas (les mers s’en chargent !), nous les renvoyons au Rwanda ou en Albanie (comme le Royaume-Uni et l’Italie) et nous payons fort cher certains pays limitrophes (Maroc, Tunisie, Lybie, Turquie…) où les droits humains sont loin d’être garantis, pour les garder au chaud et nous protéger de ce « grand remplacement ».
Rien qu’en Belgique, comme le rappelle la Ligue des droits humains, des dizaines de décisions de justice en faveur du droit d’asile ont été superbement ignorées par nos gouvernements successifs – et la Chambre vient de voter ce jeudi 9 mai la « loi Frontex » autorisant leurs agents à intervenir en cas d’expulsions de migrants et à les escorter aux frontières de notre beau royaume.
Mais revenons à nos chrétiens allemands – qui n’en resteront pas là. Comme le note Marc-André Charguéraud dans Cinquante idées reçues sur la Shoah : « l’hérésie patente bascule dans le ridicule et l’absurde lorsque les chrétiens allemands en appellent à Hitler pour interpréter les Écritures et proclament que Dieu a marqué l’Allemagne de son sceau ». Certains, comme l’évêque de Brême, iront jusqu’à déclarer : « Dieu a envoyé Hitler au secours du peuple allemand. Il est le porte-parole de Dieu. Aider Hitler dans sa tâche, c’est servir Dieu ; saboter son travail, c’est servir le diable ». La religion, servante de la politique, nous le vivons actuellement en Russie, avec le patriarche Kirill, soutien indéfectible de Vladimir Poutine, qui bénit les soldats et les canons.
Face à ces extrémités, il fallait une réaction théologique énergique. C’est le grand théologien d’origine suisse, professeur à l’université de Bonn, Karl Barth, qui courageusement se lèvera au nom de la souveraineté de Dieu et de l’autorité des Écritures : « À côté des Écritures sacrées qui sont la seule révélation de Dieu, ils réclament une seconde révélation, celle du peuple allemand et de sa politique actuelle. Nous devons donc admettre qu’ils croient à « un autre Dieu », écrit-il en 1933. (Pour tout ce qui suit, je renvoie à l’ouvrage de Christiane Tietz, Karl Barth, qui vient de paraitre chez Labor et Fides en 2024)
Revenons à la déclaration de Barmen, qui fêtera donc son 90ème anniversaire cet été. Face au comportement des Chrétiens allemands, avec à leur tête l’évêque luthérien du Reich, Ludwig Müller, un groupe d’évêques et de théologiens, dont Barth, Niemöller, Dibelius et Asmussen, pour ne citer que les plus connus (Bonhoeffer soutint le mouvement depuis Londres), organisent la résistance dès janvier 1934 et décident de convoquer un synode à Barmen, un quartier de la ville de Wuppertal, pour donner à cette « Église protestante allemande légitime » une structure organisationnelle. C’est la naissance de l’Église confessante. Le 31 mai, le texte d’une déclaration élaborée quelques jours avant, où l’on reconnait la plume de Barth, fut adopté à l’unanimité sous le nom de Déclaration théologique de Barmen qui servit de confession de foi jusqu’à aujourd’hui dans de nombreuses églises allemandes. « Le temps du sommeil de l’Église est aujourd’hui révolu », s’exclama Barth dans une conférence quelques jours après.
Dans son préambule, elle revendique de parler au nom de l’Église allemande légitime en raison de l’éloignement des fondements de la Constitution de l’Église, pris par la direction en place ; suivent six thèses, composées chacune d’une affirmation théologique et d’un rejet, dont la première, fondamentale, proclame que « Jésus-Christ, tel qu’il est attesté dans l’Écriture, est la seule Parole de Dieu » et en corollaire : « Nous rejetons la fausse doctrine selon laquelle l’Église aurait … à reconnaitre d’autres sources de sa prédication ». On comprend l’importance de ce Sola, qui exclut toute autre autorité, dont celle du magistère d’un Führer, quel qu’il soit.
Quand il revint plus tard sur la déclaration, Barth déplora « l’absence d’une septième thèse, concernant le sort des Juifs. Bien plus tard, en 1967, dans une lettre à son ami Eberhard Berghe, il avouera : « Cela fait longtemps que je ressens comme une faute de ma part de ne pas l’avoir fait valoir [la question juive] comme décisive dans le cadre du Kirchenkampf, en tout cas publiquement ». Une « faute » qui lui pèsera sur la conscience durant toute sa vie. À ce sujet, M-A Charguéraud regrette que cette « Église confessante, [qui] a lutté contre les dérives théologiques, s’est abstenue de mettre en cause le gouvernement et n’a dénoncé que tardivement [à la suite de la Nuit de cristal en novembre 1938] et avec un certain manque de conviction les persécutions subies par les Juifs ».
Nous, protestants du XXIe siècle, sortirons-nous de notre sommeil, serons-nous aussi lâches que les chrétiens allemands, plus courageux encore que cette Église confessante, avertis par l’histoire des conséquences désastreuses d’attitudes complices vis-à-vis des idéologies des extrêmes – gauche ou droite ? En ce temps de Pentecôte, un récit me revient en mémoire : le vote de la première Église du livres des Actes, réduite à quelques disciples, dont quelques femmes, en vue de choisir celui des douze qui prendra la place de Judas. Après une prière au Seigneur pour qu’il indique aux disciples celui des deux, entre Joseph et Justus surnommé Matthias, qui il choisira, « le sort tomba sur Matthias qui fut adjoint aux onze apôtres ».
Bien sûr, nous n’avons pas tiré au sort dans l’isoloir le nom de nos candidats ; je ne peux cependant m’empêcher de prier le Seigneur pour qu’Il nous ait envoyé à tous et à toutes, lecteurs et lectrices de ce Lien, une bonne dose d’Esprit Saint, afin d’avoir voté en conscience et en sagesse pour les futurs dirigeants de notre pays, et de défendre par tous les moyens la cause des « indésirables », avec, en miroir de notre rétroviseur, tant la réaction de l’Église confessante dans la déclaration de Barmen que la confession de Karl Barth regrettant sa « faute » vis-à-vis du peuple juif. Que Dieu nous soit en aide !
Bernard Locoge, in Le Lien 453, Bruxelles-Musée
Image : pixabay